Deux membres du Conseil d'administration d'Action Barbès ont rencontré Guy Balensi, directeur du Trianon, pour connaître l'avenir du lieu.
On arrive avec en tête, des questions sur l'état décrépit de la façade, sur l'avenir du lieu, mais lui nous accueille en pleine action, poussant un chariot plein de boissons : chaleureux, la soixantaine énergique, il met la main à la pâte.
Au fil du temps... 1895, 1900-1902, 1939, 1964, 1992, 2010.
Le Trianon, salle de spectacle et de concert, est un des haut-lieux de la vie des plaisirs, à Montmartre au 19e siècle.
Zoom sur 1895. A l'aube du 20e siècle, le Trianon-Concert voit les débuts de Mistinguett, avec l'air Max, Ah c'que t'es rigolo sans grand succès, mais on la garde, bien vu !
C'est devenu l'Elysée Montmartre quand, en février 1900, un incendie le détruit complètement ; à proximité, en lieu et place de l'actuel Elysée Montmartre, « les Jardins de l'Elysées » ont brûlé aussi. Notons qu'à ce moment, le numéro en vogue est celui de Frégoli, un transformiste qui attire le tout Paris. Toulouse Lautrec, un habitué des lieux, l'a sûrement « croqué ». Albert Chauvin, le propriétaire, lance la reconstruction et, en 1902, ouvre un élégant « théâtre à l'italienne » de 1 000 places, le Trianon Théâtre.
Valse des noms au rythme des modes et de la destination du lieu. Il y eut le Trianon Lyrique; entre 1917 et 1920, le Théâtre Victor Hugo, un théâtre subventionné, qui accueillait des pièces classiques, puis, le Trianon tout court.
Picasso a fréquenté le site, et comme Toulouse Lautrec, il a tiré le portrait de nombreux habitués des lieux.
1939 : De Caf-conc, le Trianon devient le Cinéphone Rochechouart, un cinéma à temps plein. Changement imposé par l'histoire, les années de guerre et leur bouleversement démographique : pénurie d'artistes, manque de musiciens, qui partent de Paris en nombre..., mobilisations, départs au front et au STO. Les projecteurs installés depuis 1936 tournent désormais à fond. La salle fonctionne bien.
Cela ne devait pas durer, mais après-guerre, le lieu reste dédié au cinéma : pas d'hésitation à avoir, l'offre de films américains est pléthorique, et c'est bien l'âge d'or des salles de cinéma de quartier. La couleur et le cinémascope attirent le public. C'est un des pôles d'une intense vie de quartier. On s'y rend en famille, certaines assidues : les ouvreuses attentionnées gardent les places des habitués. On assistait alors à un programme complet : après un documentaire de vingt minutes, projection d'un dessin animé, des actualités, ensuite venaient les attractions, chanteurs ou numéros de cabaret, fakirs et contorsionnistes, puis LE film !
À quartier populaire, films populaires. Après la période de première exclusivité, les films d'aventure et de série B sont projetés dans les nombreuses salles du quartier, salles de deuxième exploitation. Guy Balensi égrène leurs noms : en plus du Louxor, le Palais Rochechouart (devenu Darty), la Gaité Rochechouart (Celio), le Delta (Guerisol), le Montmartre Ciné (au-dessus de l'actuelle Boule Noire), la Cigale (qui a été un cinéma jusqu'en 1987) ; et plus loin, sur le boulevard de Clichy, le Ritz, le Lynx.
Jacques Brel y a trainé ses guêtres, lors de son 1er séjour à Paris, au début des années 50, alors qu'il logeait à l'hôtel Stevens à Pigalle et chantait aux Trois Baudets. Il y a composé des chansons « dans sa loge » précise la légende. Parenthèse de Guy Balensi, auquel on pose souvent la question « où est cette fameuse loge ?». En fait, les loges avaient été supprimées. Brel composait dans la pénombre, car on avait conservé des années d'occupation l'habitude de garder une faible lumière dans la salle pendant les spectacles.
- Je suis arrivé ici en 1964...
Le cinéma, une affaire de famille : Guy Balensi a grandi à l'ombre des projecteurs de films. Son grand-père et son père étaient exploitants en Algérie, depuis 1926-1927. Ils avaient une douzaine de salles réparties dans le pays. Dès 1955, son grand-père, ayant l'intuition que l'Algérie n'allait pas rester française longtemps, s'organise pour un redéploiement de leur activité sur Paris.
À 14 ans, en 1964, Guy Balensi vient visiter le Trianon avec son grand père, qui avait déjà acquis trois salles dans Paris : le Savoie, boulevard Voltaire, l'Exelmans (en 1963), le Cyrano Roquette. Puis, plus tard, la Cigale et le Montmartre.
Adolescence dans le 16ème, lycée Claude Bernard. Notre interlocuteur se souvient, au Trianon, d'un western en noir et blanc, avec Marilyn Monroe.[La rivière sans retour d'Otto Preminger ? Les désaxés étaient en couleurs... ]
Déjà en 1964, les spectateurs étaient majoritairement maghrébins et africains : le ticket pour la séance du matin coûtait 80 centimes, un franc à partir de midi. La mode des péplums (les Samsons) est suivie par celles des films de cape et d'épée, puis de 1966 à 1972 déferlent les western spaghetti.
Dans les années 1970, le Trianon se spécialise dans les films de karaté et de kung-fu, l'époque de Bruce Lee va durer une vingtaine d'années.
Mais les spectateurs sont de plus en plus rares ; concurrence de la télévision et du magnétoscope, l'activité s'arrête en 1992. Entre-temps, la Cigale, elle aussi, est vendue.
1992 - Le choix de la polyvalence sera le bon.
Guy Balensi reprend la gestion du Trianon. «Au feeling', il fait le choix de la polyvalence, dont rétrospectivement il se félicite. Le premier spectacle, La Périchole lui laisse le souvenir d'un exemple de 'mixité sociale' : les dames du 16e arrivaient dans le quartier en avance pour aller faire des emplettes chez Tati ; elles comparaient leurs bonnes affaires au vestiaire, où elles déposaient leurs sacs aux carreaux Vichy et leur manteau de vison.
(à suivre...)