Action Louxor (AL) : Fabienne Chevallier, vous êtes énarque, docteur en histoire de l'art et habilitée à diriger les recherches, spécialiste de l'architecture et du patrimoine pour les XIX et XXème siècles en Europe. On trouvera votre impressionnant CV sur le site de DOCOMOMO France. Vous avez signé notre pétition contre le projet actuel de réhabilitation du Louxor. Avant de parler plus directement du Louxor lui-même, quelques questions à propos du patrimoine. Nous venons de vivre les 19 et 20 septembre les Journées Européennes du Patrimoine. Quelle importance accordez-vous à cette action de sensibilisation du public ?
Fabienne Chevallier (FC) : C'est d'abord une image, mais c'est évident quand on y réfléchit : bien connaître le patrimoine environnant le lieu où l'on vit est un facteur d'enracinement. Cela aide à se construire. On peut s'intégrer dans l'histoire de ce patrimoine et se situer par rapport à ceux qui y ont vécu : ainsi, on est moins seul face à son destin. Je pense que l'idée de construire sa propre « filiation » grâce aux occasions de découverte offertes par les Journées du Patrimoine, c'est très important.
AL : Tout le monde n'est pas familier avec cette notion de patrimoine. Pourriez-vous nous en donner une définition rapide ?
FC : Il y a eu des significations variées dans l'histoire depuis la Révolution française. On a d'abord considéré les « monuments » comme un patrimoine c'est-à-dire, en fait, les édifices qui avaient trait à l'histoire officielle de la nation, de ses grands hommes, des fondateurs des villes. Pour des raisons qui sont particulières au contexte français, les édifices religieux ont acquis une grande importance à partir du régime de la Restauration. Des personnages comme Prosper Mérimée, dès la Monarchie de Juillet, ont pu agir pour sauver des édifices comme l'église abbatiale de Conques, qui tombait en ruines. À cette époque, à cause des ravages de la Révolution française, l'idée de patrimoine était liée à celle d'un sauvetage d'édifices menacés. C'est beaucoup plus tard, au XXème siècle, que la notion de patrimoine s'est élargie : .....
.... d'abord, quand on a commencé à classer des bâtiments qui ne relevaient plus seulement de l'histoire officielle, mais de l'histoire des personnes privées, comme les premières villas Art Nouveau classées, puis les maisons modernes comme la villa Savoye par Le Corbusier. On a admis des types de patrimoines très variés, et notamment des bâtiments industriels. Un autre phénomène qui montre l'évolution de la notion, c'est qu'on classe maintenant des édifices qui sont relativement récents (qui ont une quarantaine d'années d'ancienneté), ce qui était impensable au XIXème siècle. Enfin, on classe aujourd'hui des édifices qui ne sont pas menacés, ce qui n'était pas la pratique au XIXème siècle. Ceci étant, c'est une garantie pour l'avenir car cela installe le bâtiment dans un statut qui le protège si des menaces surviennent. Aujourd'hui en fait, le seul problème est d'éviter que la notion se dilue dans un tout-patrimonial qui banalise notre environnement. Mais c'est un fait du XXIème siècle, qu'un historien comme Aloïs Riegl avait bien pressenti.
AL : Quels sont les critères qui font qu'un édifice a un intérêt patrimonial ?
FC : Plusieurs. Il faut revenir aux « fondamentaux » qui ont été posés au XIXème siècle. Il y a la valeur artistique, celle qui fait qu'une œuvre suscite l'admiration et le «jugement canonique », c'est-à-dire le jugement des connaisseurs qui peuvent comparer l'édifice avec d'autres et mettre en relief ce qu'il a de particulièrement remarquable. Il y a la valeur historique, qui se démarque parfois de la première, qui fait que l'édifice fait partie intégrante de l'histoire au sens large. Le Palais de Versailles, par exemple, relève des deux valeurs. Il y a enfin une valeur de document, celle qui fait du bâtiment le témoin d'un phénomène social. Les grands ensembles, par exemple, que certains veulent englober dans le patrimoine, sont les témoins du phénomène de construction de logements accélérée qui a accompagné les Trente Glorieuses, après la Deuxième Guerre mondiale. La maison de Jean Monnet à Bazoches-sur-Guyonne, est un autre exemple d'édifice ayant une forte connotation de document, document pour l'histoire européenne ici puisque Jean Monnet a été un grand acteur de la construction de l'Europe. Dans cette même petite ville, par hasard, existe aussi un autre patrimoine, la villa du marchand d'art Louis Carré construite par Alvar Aalto : c'est un bâtiment du XXème siècle remarquable pour sa seule valeur artistique. Aujourd'hui, la valeur de document prend beaucoup d'importance, mais il faut je pense la prendre en compte en la pondérant avec la valeur artistique. Sinon on renonce à ce qui fait l'essence du patrimoine. Tout édifice est un document de quelque chose.
AL : Rapprochons nous un peu du Louxor. Le cinéma des années d'après Première guerre mondiale a connu un essor extraordinaire. Pourriez-vous nous dire pourquoi cet essor a été populaire et quel impact il a eu non seulement sur les films mais aussi sur les édifices qu'on appelle désormais « cinémas » ?
FC : Le phénomène naît en fait dès avant la Première Guerre mondiale, mais on se souvient aujourd'hui de l'apogée de cette époque, qui est l'entre-deux-guerres . Après le sport de masse, on a assisté dans ces années-là à une explosion de la culture de masse. Pour cela, il fallait des équipements collectifs. À Paris comme ailleurs, pendant l'entre-deux-guerres, l'équipement phare des sports de masse était la piscine, et l'équivalent pour la culture de masse était le cinéma. C'est l'adhésion des classes populaires qui a créé le phénomène de masse. Elles ont adhéré parce que c'était un loisir qui restait bon marché à côté d'autres sorties plus chères comme le théâtre. Les investisseurs privés ou les entreprises comme Gaumont et Pathé voulaient elles-mêmes avoir une clientèle de masse, et elles s'en sont donné les moyens. Elles voulaient contribuer à leur manière à un projet d'éducation populaire, une notion qui était toujours très vivace à cette époque. Le fait de montrer des séquences d'actualité avant les films attirait certainement le public. C'était le moyen d'avoir accès à l'histoire contemporaine, d'ouvrir son univers, de voir quelle était la situation dans les autres pays européens. La construction de cinémas a été le reflet des ambitions de l'industrie et du succès rencontré auprès du public populaire : d'après François Loyer, il en existait près de 200 à Paris, recensés dans le Guide Bleu de 1923. Mais la construction de cinémas était un phénomène qui existait dans toutes les capitales européennes.
AL : Que pourriez vous nous dire de l'architecture de ces années folles, du début de l'utilisation du béton comme c'est le cas au Louxor ? Connaissiez-vous Henri Zipcy, son architecte ?
FC : C'est une utilisation audacieuse du béton, utilisé pour l'ossature porteuse sous la forme de portiques légers, qui reposent sur des semelles de fondations. Le béton est un matériau moderne dont les premières formes font leur apparition dans l'architecture, en France, dès le XIXème siècle avec un certain nombre d'inventeurs et d'hommes d'affaires comme Vicat et, à la fin du siècle, Hennebique qui met au point le béton armé (c'est-à-dire le béton renforcé par une armature en acier). Ce qu'il y a de nouveau, juste avant la Première Guerre mondiale, c'est l'utilisation du béton apparent, chez Auguste Perret. C'est capital car le béton n'a plus besoin d'être caché, il acquiert ses lettres de noblesse, comme la pierre. On peut montrer le béton apparent en façade, et aussi les structures porteuses en béton, sans les envelopper derrière un revêtement en pierre ou en bois : c'est l'un des critères de ce que l'on appelle la « modernité » architecturale, c'est-à-dire en somme employer les matériaux nouveaux de son époque en mettant en valeur leur beauté brute. Henri Zipcy n'est pas un architecte connu, en dehors du Louxor. Mais le Louxor mérite qu'on s'y arrête.
AL : Les investigations menées dans le Louxor ces dernières années ont montré que non seulement la structure de la salle mais aussi les décors « néo-égyptisants » étaient encore en place. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi la sauvegarde de ce patrimoine est importante pour vous ? Est-ce parce que le Louxor est le dernier cinéma de cette époque encore en place à Paris ? Est-ce parce qu'il est le témoin de l'histoire sociale de cette époque ?
FC : Ces décors sont très importants. En France, quand on parle de cette époque, on croit souvent que la modernité dont je viens de parler doit s'accompagner d'une sobriété de la décoration. Comme si décorer, c'était contraire à la modernité. En France, on a été très marqué par la modernité « streamline », une modernité toute blanche et sans décor. La réalité des années 20 est plus diverse et on a l'exemple en Europe d'autres pays qui, pour des raisons culturelles, prennent en compte d'autres formes de modernité. Les décors égyptisants du Louxor sont une rareté en France. Ce qui est rare, et fait pour moi du Louxor un patrimoine remarquable, c'est l'alliance de la modernité architecturale (avec le béton, les lanterneaux, les façades côté rue très sobres parce qu'elles ne « trichent » pas avec la fonction du bâtiment, en essayant de le faire passer pour ce qu'il n'est pas) et de ces décors néo-égyptiens. L'emploi de décors néo-antiques dans la modernité est quelque chose d'important. Je relève dans le pays du nord deux exemples remarquables, s'agissant de cinémas construits dans les années 20 : le cinéma Skandia par Erik Gunnar Asplund à Stockholm (1924) et, à la fin des années 20, un palais du cinéma à Turku, en Finlande, par Alvar Aalto. Dans les deux cas, les architectes ont recréé des décors néo-pompéiens. En fait, au Louxor comme au cinéma Skandia, l'emploi de décors néo-antiques, ou néo-égyptiens, était un message qui signifiait que cette culture de masse appréhendait aussi le langage de l'Antiquité et des anciennes civilisations, en l'adaptant au goût du jour.
AL : Quels reproches majeurs faites-vous au projet de réhabilitation du Louxor tel que prévu par la Ville de Paris et l'architecte Philippe Pumain aujourd'hui ?
FC : Toucher à la structure constructive du Louxor, c'est altérer ce patrimoine. Il faut faire l'effort de sauvegarder ses décors. Il faut enfin trouver une adaptation du bâtiment qui respecte l'authenticité du bâtiment, c'est-à-dire ce à quoi il était employé à l'origine. Il est évident que la combinaison, propre au Louxor, de diverses formes de spectacle, allant du cinéma au spectacle vivant, est une dimension qui devrait inspirer le projet de réhabilitation architecturale.
Commentaires
étant membre du CA de l'association ACTION-BARBèS, je soutiens le positionnement
de l'association face au projet "imposé" par la Mairie de Paris qui ne correspond
en rien à la réalité historique de ce lieu unique "Le LOUXOR" lequel présente
un grand intérêt patrimonial tout à fait reconnu par nombre de spécialistes en la
matière. Ce lieu mérite tout autre chose qu'une restauration procédant d'une vision
unilatérale qui s'inscrit dans "une conception culturelle tape à l'oeil" qui ne
correspond pas à la vraie vie du quartier. De plus cette opération a été lancée
sans aucune concertation préalable de la population directement concernée malgré
des promesses annoncées mais non-tenues!effet de campagne électorale lors des
dernières municipales à Paris... oblige!Où est la démocratie participative ?!