Si vous êtes familier du quartier Barbès, vous n’avez pas pu manquer Ahmed Kermiche, figure locale qui tient au 15 rue de Sofia le salon de coiffure Cléopâtre, au décor un peu kitch peuplé de fausses colonnes à l’antique et de plantes vertes luxuriantes. Quand de sa voix chaleureuse il vous adresse la parole, vous vous sentez immédiatement à l’aise, charmé par ses attentions, et vous avez envie de rester pour discuter toute la journée. Surtout que des histoires – comme tout bon coiffeur – il n’en manque jamais. Mais jusqu’à présent, discuter longtemps avec lui, vous n’en aviez pas vraiment le temps car le salon avait une fâcheuse tendance à ne pas désemplir. Ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui et c’est ce qui nous a poussés à l’interroger.
Ahmed Kermiche
Une enfance oranaise
Ahmed est un exemple canonique de l’immigration algérienne. "Je suis né à Oran en 1964, j’étais passionné de musique, et très jeune j’ai fait le conservatoire en me spécialisant dans la pratique du luth. À l’époque, Oran était une ville très marquée par la colonisation française, avec une forte présence espagnole depuis la guerre de 1936. Il y avait aussi beaucoup de Maltais, de Juifs etc. C’était une ville si cosmopolite que les autochtones y étaient largement minoritaires. Et malgré ça, c’était une ville très calme qui vivait dans l’harmonie entre les communautés. J’avais une soif de culture et, comme beaucoup d’Algériens à l’époque, je rêvais de Paris, de ses musées et de ses Champs-Elysées." Le destin allait lui servir ce rêve sur un plateau.
"Un jour mon cousin m’appelle : il avait besoin d’un coup de main dans son salon de coiffure. Je me fais la main sur quelques clients et il se trouve que j’aime bien ça… et les clients sont visiblement satisfaits. Je reste un peu travailler avec lui mais toujours me taraude le rêve parisien. Alors je décide de quitter l’Algérie. Et là commence un périple que je n’ai pas raconté depuis bien longtemps. Comme je n’avais pas fait mon service militaire, j’avais un passeport mais sans droit de quitter l’Algérie. Il m’a fallu passer clandestinement par la frontière marocaine. Puis Ceuta au nord du Maroc et de là l’Espagne par bateau : Algésiras, Madrid, Barcelone. Ayant entendu dire que des Marocains avaient été refoulés de la ville de Cerbère au niveau de la frontière française, je tente ma chance à Latour-de-Carol. Quand je lui dis que je vais à Paris muni d’assez d’argent, un douanier me laisse miraculeusement passer mais je me rends compte que je n’ai plus que 100 francs en poche. Or, au guichet juste à côté on m’annonce que Paris c’est 300 francs. S’il m’entend dire que je n’ai que 100 francs il va me considérer comme clandestin. Alors je fais à la guichetière discrètement : "quelle ville pour 100 francs ? – Toulouse, me répond-elle. – Banco !" Là encore à Toulouse, les étoiles sont avec lui : Ahmed tombe sur un groupe d’Algériens de Mostaganem qui improvisent une quête dans le quartier maghrébin de Toulouse pour lui payer le Toulouse-Paris ! À une condition toutefois : qu’il se rase, qu’il se douche et qu’il soit enfin présentable pour monter à la capitale ! "Jamais je ne les oublierai", confie Ahmed.
Un Algérien à Paris
À Paris c’est d’abord une déception : tout est gris. Cette avenue tant rêvée, les Champs-Elysées, se résume pour lui à un alignement d’immeubles sans contraste. Depuis sa ville natale dans son imaginaire enfantin sans les images de la télévision, Paris c’était forcément une super-Oran : toutes les couleurs de la cité algérienne décuplées, une architecture exubérante et audacieuse, des gens tous élégants. Rien de tout cela. Juste de l’haussmannien bien terne. Pour autant il n’est pas déçu par les musées. Il les fréquente assidûment : le Louvre, le Musée de l’homme, les Invalides n’ont pas de secret pour lui. Absurdement, son père le poursuit en France et dépose plainte au Consulat d’Algérie contre son propre fils pour qu’on le ramène au pays. Mais il refuse malgré les pressions, par amour pour sa ville de cœur. Il sera bien longtemps avant de le revoir et que les tensions s’apaisent. Miraculeusement, un étudiant kabyle de sa connaissance le présente à l’agence immobilière comme son successeur. Le voilà muni d’un bail. « Je n’en revenais pas d’avoir mon propre appartement quoique clandestin ! » Pour gagner sa vie, il travaille à la Goutte d’Or comme garçon coiffeur rue de la Charbonnière puis rue de Chartres qui sont des hauts lieux de vie maghrébine : "il y avait énormément de cafés, de restaurants, ouverts jusqu’à deux heures du matin, pas chers." Jusqu’après-guerre, Barbès était occupé par les Corses. Ahmed se souvient : "le premier restaurant acheté par des Kabyles le fût en 1948 au 7 rue de Chartres. Puis ce fut le tour des Marocains et des Algériens rue de la Charbonnière." Il faut savoir que dans les années quatre-vingt, il n’y avait pas en banlieue de salons de coiffure tenus par des Maghrébins et que par conséquent toute la communauté maghrébine affluait de banlieue à Barbès. Une odeur permanente de menthe et d’épices s’en exhalait. La sécurité du quartier était semble-t-il assurée : il n’y avait pas d’agressions et en tout cas pas de sentiment d’insécurité. Ahmed fut aussi marqué par la profusion de cinémas : "Le Louxor, bien sûr, mais aussi un cinéma à la place de Kata soldes (le Barbès Palace, boulevard Barbès), un autre au niveau de l’actuel Célio (le Gaîté Rochechouart, boulevard Rochechouart), idem juste à côté au niveau de Guerrisol (le Delta Palace, place du Delta), un peu plus loin rue Myrha à la place de l’ancienne église évangélique du Nazaréen (l'Artistic Cinéma Myrha). On diffusait beaucoup de reprises. Il y avait du cinéma arabe à Kata soldes. Le Louxor était une seule salle mais immense et c’était tout le temps plein. Il y avait la séance de minuit à place de Clichy. Bref, Barbès était un haut lieu culturel." Ahmed se marie, obtient des papiers, il passe de salon en salon, rue de la Charbonnière puis le hammam du 120 boulevard de la Chapelle puis, un jour, on lui propose de prendre un salon à lui en achetant un fonds de commerce en 1999. C’était une épicerie de produits africains. Après deux ans de travaux il ouvre le salon Cléopâtre.
Un coiffeur à Barbès
La clientèle de Cléopâtre est inattendue et paradoxalement tellement en accord avec la personnalité d’Ahmed : ce sont certes les habitants du quartier mais surtout, à 70 % estime-t-il, c’est une clientèle… de banlieue. Et de banlieue parfois lointaine : Creil, Mantes-la-Jolie, Versailles, Neuilly, Fontainebleau etc. "Un homme de 94 ans vient exprès de Saint-Cyr l’Ecole. Et en plus il a quatre cheveux !" Pourquoi la banlieue ? C’est la clientèle de Tati, celle précisément qu’il a connue et cultivée quand il a fait ses armes comme garçon coiffeur. "C’était la grande époque où l’on affluait pour trouver ce qu’on ne trouvait pas près de chez soi : des objets, des tissus à profusion et à bas prix, bref Tati, c’était les Grands magasins des pauvres." Ahmed regrette : "à l’époque, il n’y avait pas cette mono-activité qu’on connaît aujourd’hui à Barbès, avec ses boutiques à perte de vue de mariage, d’or, et de téléphones". Tati a fait la renommée de Barbès. Sa disparition peut changer l’avenir de Cléopâtre. Et Ahmed a grand peur. Est-ce déjà clair qu’il s’agira de Gifi – peu probable au vu de l'installation d'un magasin Gifi aux "Deux Marronniers" (à l'angle du boulevard Rochechouart et de la rue de Clignancourt) – ou peut-on rêver d’autre chose ? De Galeries Lafayette qui auraient compris l’importance du flot de touristes qui circulent de Barbès à Montmartre ? D’un grand café qui voudrait rivaliser avec la Brasserie de Barbès ? On n’en sait rien encore...