Cela fait quatre ans que la salle de consommation à moindre risque (SCMR) a ouvert ses portes rue Ambroise Paré à Paris (10e). Pour lâoccasion, nous avons interrogé José Matos, chef de service chez Gaïa, responsable des maraudes autour de la SCMR. Cet entretien permet de faire le point sur les questions de drogues autour de la gare du Nord, mais également plus largement sur le Nord parisien, et aussi de démentir certaines fakenews sur le sujet.
Portail d'entrée de la SCMR rue Ambroise Paré, octobre 2020
Action Barbès : Pouvez-vous nous préciser votre fonction à Gaïa et votre rôle au sein de de la SCMR ?
José Matos : Je suis chef de service au Caarud*. Caarud qui est porteur de la salle de consommation. Nous sommes deux chefs de service à la salle, Jamel Lazic qui est en charge de la gestion à lâintérieur de la salle, et moi qui suis en charge de lâextérieur, câest-à -dire des maraudes, des opérations de ramassage de seringues et de lâantenne mobile qui tourne cinq jours sur sept actuellement.
Pouvez-vous, en quelques mots, rappeler le fonctionnement et le but de la salle de consommation à moindre risque ?
La salle de consommation à moindre risque a deux objectifs, le premier est un objectif de santé publique, câest-à -dire de permettre à des personnes très précaires â soixante pour cent des usagers de la salle sont SDF ou en situation de très grande précarité â de pouvoir consommer dans des conditions dâhygiène et de sécurité satisfaisantes , dâéviter les overdoses, dâéviter les risques liés à la consommation de produits et à lâinjection, et de créer du lien, dâentrer en contact avec une équipe médico-sociale.
Le deuxième objectif est lui un objectif de tranquillité publique. La salle étant implantée dans un quartier quâon appelle une "scène ouverte", câest-à -dire un lieu où se vend, sâéchange et se consomme de la drogue, lâidée est dâagir sur cette scène préexistante, en limitant au maximum la consommation dans la rue, dans les toilettes publiques, dans les parkings, dans les halls dâimmeubleâ¦
Pour fonctionner correctement et être en conformité avec la loi, la salle de consommation emploie un médecin à temps plein, un psychiatre à mi-temps et douze infirmières et infirmiers. Cela dément les mensonges dits par une candidate à la mairie de Paris lors dâun débat télévisée, qui affirmait lâabsence de personnel médical dans la salle. Pourtant la simple lecture du cahier des charges des SCMR [voir en ligne sur legifrance.gouv] aurait suffi pour avoir confirmation de cet impératif médical. Cette offre est complétée avec des partenariats avec des structures de soin, notamment lâhôpital Fernand Vidal. Nous avons également une permanence de la sécurité sociale une fois par semaine.
On nous pose souvent la question du sevrage (qui nâest pas une finalité de la SCMR) pour les usagers. Il faut dire que la question du sevrage nâest pas simple, il est difficile à envisager dâemblée une sortie de lâaddiction vers un sevrage, câest le fruit dâun processus complexe. Il sâenvisage dans un parcours individuel accompagné sur un temps long. La salle est un premier maillon, souvent celui dâun tout premier contact avec une structure médico-sociale.
La période du confinement a vu la retour de consommations de drogues dans lâespace public, dâinjections en particulier, comment la SCMR a fonctionné durant cette période ? A-t-elle repris depuis un fonctionnement normal, en terme de personnes accueillies et dâamplitude dâouverture de la salle ?
Le confinement a eu un impact très important sur la salle. Nous avons décidé de maintenir la salle ouverte pour accueillir des usagers, mais pour ce faire il a fallu dâabord penser à protéger le personnel de la salle, et aussi les personnes qui fréquentent la salle. Sachant que la salle était à un niveau initial de 300 à 400 passages par jour habituellement, avec une ouverture le matin depuis octobre 2019, nous ne pouvions pas ouvrir sans opérer des changements : nous avons réduit le nombre de postes "dâinjection" dâabord à quatre (au lieu de douze habituellement) puis à six, pour laisser un poste libre entre chaque personne, afin de pouvoir garantir la mise en place des gestes barrières pour tous. Lâespace "dâinhalation" a lui été complètement fermé (six postes), les locaux ne permettant pas une aération suffisante pour que les personnes soient suffisamment en sécurité vis-à -vis de la Covid. Ces mesures ont considérablement réduit notre capacité dâaccueil, limitant alors celle-ci à quatre-vingt passages maximum par jour. Aujourdâhui, avec six postes dâinjection et toujours aucun poste dâinhalation, la salle actuellement ne peut accueillir quâune centaine de passages par jour en moyenne.
Quels sont les retours des habitants et riverains durant cette période et depuis, les signalements ont-ils augmenté ?
Oui, forcément, ces personnes qui consomment des drogues nâont pas arrêté avec le confinement, elles nâont simplement pas pu venir le faire dans la salle, donc lâont fait dehors comme avant. Nous avons maintenu des sorties quotidiennes pour ramasser les seringues laissées dans lâespace public et rencontrer les usagers dans le quartier. On a eu des appels de riverains auxquels on a tous répondu, environ trois par jour. Pour des intrusions dans des immeubles par exemple, on sâest déplacé systématiquement pour rencontrer lâusager, lui demander de sortir et faire un point sur sa situation. Câest vrai que cette période était très compliquée pour ces usages, nâayant pas de solution alternative â nous sommes toujours la seule salle de consommation pour toute lâIle-de-France. Câest vrai aussi que durant le confinement il y a eu plus dâappels, plus de matériel ramassé dehors : on a vu un retour des consommations à lâextérieur.
Dâune manière générale il faut dire que la situation autour de la salle nâest pas aussi pacifiée quâon le souhaiterait et nous comprenons les exigences des riverains qui aspirent à une légitime tranquillité publique dans leur quartier. Lâouverture dâautres salles serait une solution forte pour améliorer les choses, mais il faut encore plus de travail de prévention vers les usagers, et aussi une plus grande présence policière.
Quand on habite dans le secteur autour de la SCMR et quâon est le témoin dâune scène dâinjection dans lâespace public ou dans un hall dâimmeuble, comment réagir ? Que doit-on faire (et ne pas faire) ? Qui doit-on appeler ?
On peut nous appeler, nous avons une ligne dédiée aux riverains [tel : 07 62 49 93 45] qui est ouverte de 9 h à 21 h du lundi au vendredi et actuellement de 13 h à 21 h le week-end. On essaie de répondre et dâintervenir immédiatement, mais il arrive parfois que nous soyons déjà en intervention ailleurs.
En dehors de ces horaires, mais aussi pendant, on peut appeler la police [tel : 17 / mail : ecoute10@interieur.gouv.fr]. Câest même le premier recours, car nous nâavons pas de moyens de coercition, seule la police peut contraindre une personne à quitter un lieu. Notre rôle est celui de la médiation, nous allons discuter, tenter de convaincre la personne de partir dâelle-même.
On peut éventuellement aller soi-même parler avec la personne consommant de la drogue (à éviter en pleine injection), en restant poli (en vouvoyant la personne par exemple), en expliquant que sa présence est gênante et pose problème à cet endroit (cage dâescalierâ¦). Généralement la plupart des usagers de drogue vont obtempérer et partir, ils cherchent plutôt à se cacher et éviter les situations de conflit. Dans le cas contraire il ne faut pas insister et appeler la police.
Jâen profite pour faire une mise au point sur la circulaire de politique pénale [Circulaire du 13 juillet 2016] et les fausses nouvelles répandues à ce sujet par des opposants à la salle. Il faut donc réaffirmer que la police est libre dâintervenir partout autour de la salle, devant la salle, et elle le fait, même à lâintérieur de la salle si besoin ! Le secteur n'est pas une zone de non-droit. La seule et unique exception est faite pour les usagers contrôlés à proximité qui sont autorisés à détenir une petite quantité de produit pour venir à la salle (NDLR : un usager doit présenter une dose de produit stupéfiant à consommer à lâentrée de la salle pour y rentrer, cela évite le deal à lâintérieur ; la salle ne fournit aucun produit stupéfiant ni produit de substitution). Une personne contrôlée par la police à proximité de la SCMR avec une grande quantité de produits est automatiquement arrêtée et emmenée en garde à vue, puis ensuite déférée au Parquet.
Depuis plusieurs mois, on observe lâarrivée de nouvelles personnes en errance autour de la gare du Nord, principalement des fumeurs de crack apparemment, notamment dans la "cour des taxis" de la gare, proche de la salle de consommation. Cette présence est-elle liée à la SCMR ? Interfère-t-elle avec le fonctionnement de la salle ?
Cette présence nâest pas liée à la SCMR. Il faut rappeler que la scène ouverte de toxicomanie autour de la gare existe bien avant lâimplantation de la salle, et câest dâailleurs pour cela quâelle a été positionnée à cet endroit. Câest bien la gare du Nord qui attire ces personnes, la cour des taxis ayant un rôle de "place du village" dans cette scène ouverte. Les importantes évacuations de la Porte de La Chapelle et de la Porte dâAubervilliers ont entrainé une pression très forte du côté de Stalingrad et du jardin dâEole, mais aussi vers la gare. Il faut dire aussi que certaines personnes ont des "interdictions de territoire", la justice leur ordonnant de ne pas paraitre dans certains arrondissements comme les 18e et 19e arrondissements, et donc se rabattent sur le 10e. Nous voyons également de nouvelles personnes, notamment avec notre antenne mobile, Porte de la Chapelle, Porte dâAubervilliers et au jardin dâEole, et là câest lié à la précarité qui grandit avec la crise de la Covid. Ces personnes viennent dâun peu partout, de Paris, de proche banlieue ou de la Grande Couronne, ou même de province, Paris ayant toujours eu un pouvoir dâattraction en matière de drogues. On voit depuis longtemps, des personnes venir à Paris pour un mois ou deux et puis repartir en province.
Q : Plus généralement, le Nord parisien connait actuellement un phénomène inquiétant de consommation de crack qui semble encore sâétendre. Votre métier fait que vous connaissez bien la situation de la consommation de drogues sur le Nord de Paris. Pensez-vous que seul le démantèlement de la "colline du Crack" porte de la Chapelle en soit à lâorigine, ou constatez-vous lâarrivée de nouveaux usagers de drogues ? Le cas échéant, est-ce que ces personnes répondent à un profil particulier ?
Câest évidemment multi-factoriel, mais il est vrai que lâévacuation de la "colline du Crack" Porte de la Chapelle, qui était devenue un lieu hors de contrôle, a dispersé les centaines personnes qui y gravitaient. Cela a eu principalement un impact sur Stalingrad et le jardin dâEole mais aussi en Seine-Saint-Denis.
Câest un des facteurs, mais il y en a dâautres, comme lâarrivée des migrants parmi les usagers de crack. Phénomène dâabord marginal il y a encore deux ans, la proximité de ces personnes à la rue (migrants et usagers de crack) a créé des échanges entre eux et il est moins rare aujourdâhui de voir certains migrants sans hébergement tomber dans la consommation de crack.
Il y a également de nouveaux consommateurs qui sont des personnes à la situation économique précaire (intérimaires, intermittents du spectacleâ¦) et qui ont "flanché" notamment avec le confinement et la crise économique. Ce phénomène accompagne chaque crise économique.
Un autre facteur est la médiatisation, le sujet ayant eu une grande couverture médiatique, cela a un effet de "publicité". On peut rencontrer des personnes nous disant avoir vu un reportage à la télé et du coup être venues "voir sur place comment cela se passe !"
Q : Il est question dâouvrir des salles de consommation et de repos à destination de ces consommateurs de crack dont le comportement peut être parfois dangereux, pour eux-mêmes mais aussi leur environnement. Est-ce quâil sâagirait de salle de même type que la SCMR de la rue Ambroise Paré (qui nâaccueille pas de consommateurs de crack NDLR), ou de dispositifs spécifiques ? Autrement dit, est-ce que la politique de "réduction des risques**" (RDR) est la même pour les "injecteurs" que pour les fumeurs de crack ?
Une salle de consommation est forcément adaptée à une situation donnée. Par exemple, la SCMR de Paris nâest pas pensée comme la SCMR de Strasbourg, cette ville ne connaissant pas de scène ouverte comme à Paris, les enjeux étant différents, même sâil y a un fond commun. Le modèle qui devra se mettre en place à dâautres endroits pour répondre à la problématique du crack devra forcément sâadapter à la consommation du crack. Ce serait lâinverse de ce qui se pratique à la SCMR de la gare du Nord, câest-à -dire beaucoup de postes dâinhalation et moins de postes dâinjection.
Ce quâil me semble indispensable, câest que cela soit associé à des salles de repos, notamment la journée quand il nây pas de lieux dâaccueil pour les personnes en errance (les accueils de jour ne permettent pas de dormir).
Mais au-delà de ces dispositifs, lâhébergement reste primordial. Dâailleurs, pendant le confinement nous avons offert des hébergements hôteliers à beaucoup de personnes, les plus fragiles. Aujourdâhui nous hébergeons environ soixante-dix personnes en hôtel. Cela permet de ramener les personnes vers des consommations plus raisonnées. La plupart des usagers baissent leur consommation et vont moins sur les scènes ouvertes lorsquâils sont hébergés dans des conditions décentes. Dâune manière générale, même si ces personnes ne sortent pas de la consommation de drogues, elles "vont mieux", consomment moins et adoptent des comportements moins agressifs.
Les horaires également doivent être adaptés pour correspondre à une demande spécifique. Comme nous nous sommes adaptés aux horaires des usagers à la SCMR de la gare du Nord, il faudra sâadapter aux horaires qui sont ceux des usagers de crack.
Propos recueillis par téléphone le 25 octobre 2020.
* CAARUD : Centres d'Accueil et d'Accompagnement à la Réduction de risques pour Usagers de Drogues, créés par la loi de santé publique 2004-806 du 9 août 2004 qui institutionnalise la politique de réduction des risques (RDR).
** Réduction des risques (RDR) : la politique de réduction des risques liés à la toxicomanie a été institutionnalisée en France par la loi de santé publique 2004-806 du 9 août 2004. Cette approche privilégie la prévention et les soins afin de limiter les risques sanitaires et sociaux liÃ