Le contraste est frappant entre le chaos alentour – le fracas du métro aérien, quelques mètres au-dessus de nos têtes, les interpellations des vendeurs de cigarettes, les sirènes des voitures de police et tout le brouhaha urbain – et la sereine douceur de Jean-Michel Lebcher – la tranquillité de ses propos, son amabilité envers les clients, son empathie pour autrui.
Cela fait une quarantaine d’années, il est vrai, que Jean-Michel est le kiosquier du métro Barbès-Rochechouart – autant dire, une institution. Il y a pris ses quartiers en 1976, au sortir d’une première expérience de vendeur de Libération aux côtés de Jean-Paul Sartre. « À l’époque, ici, il n’y avait pas de courant, pas de lumière. France-Soir, Le Monde, avaient plusieurs éditions quotidiennes », raconte « ce camelot », comme on désigne alors son métier.
Histoire de famille
Jean-Michel est retraité depuis 2010. Impossible à deviner pour ceux qui le voient renseigner les clients, vendre, plastifier des permis de séjour et autres papiers d’identité. Mais facile à comprendre, dit-il : « D’accord, j’ai une grande baraque. Mais je ne joue pas aux courses, je ne suis pas buveur, qu’est-ce que je ferais si je ne venais pas ici ? » C’est Samir, son fils, qui a repris le kiosque. Il ouvre sept jours sur sept, aidé d’un vendeur. Un rythme qu’il préfère à celui qu’il a connu durant sa brève expérience de chauffeur de bus à la RATP : « Cinq heures de service par jour, mais le temps passait moins vite qu’au kiosque de 6 heures 30 à 20 heures ! » Le kiosque de Barbès, c’est une histoire de famille. Le samedi, d’ailleurs, vous apercevez aussi Jean-Louis, l’oncle de Samir et frère de Jean-Michel.
Ce samedi du mois d’avril, c’est jour de scrutin présidentiel en Algérie – et de réélection annoncée d’Abdelaziz Bouteflika. Une Algérienne s’enquiert des journaux : « Pas de livraison aujourd’hui, mais on aura tout lundi », répond Jean-Michel. La discussion se déroule en français, mais cet homme aux origines bretonnes et marocaines « parle toute la journée en arabe ». Non sans précaution : « Je n’aborde pas la politique, ça envenime les choses ». Il se rappelle très bien « le passé noir de l’Algérie », les photos des bébés égorgés en couverture des journaux maghrébins, durant la guerre civile : « On ne montre pas ça dans la presse française ». À l’époque, des Algériens – des médecins, notamment – ont trouvé refuge « dans des hôtels de Barbès ». Certains clients, habitants du quartier, « ont été tués pendant leurs vacances au pays ».
Esprit sportif
Aujourd’hui encore, beaucoup de Maghrébins « achètent les journaux du bled ». De leur côté, les Africains préfèrent les Tiercé magazines ; les femmes de tous âges, la presse people ; quant aux jeunes, « ils s’informent sur Internet. Car après Dieu, Internet, c’est la deuxième religion au monde ! » Quant aux « Français » – c’est-à-dire les Blancs – ils représentent « environ 30% de la clientèle », estime Jean-Michel – qui est, pour sa part, un fidèle du Parisien.
Et de préciser que certains jeunes achètent aussi les magazines sportifs : « Tout le monde oublie que ce quartier a l’esprit sportif ! » Et pourtant, la Goutte d’or doit au sport certaines de ses figures les plus célèbres : Ibrahim Ba, l’ancien milieu de terrain du Milan AC ; Mamadou Sakho, défenseur central au Liverpool FC et auteur de deux des trois buts qualificatifs pour la Coupe du monde de football 2014 : « C’est un gars formidable, parti de rien, un gosse de la Goutte d’or, orphelin de père tout jeune et qui n’est pas tombé dans la délinquance ».
Encyclopédie vivante du quartier, Jean-Michel en connaît l’histoire, les célébrités – les sportifs, mais aussi la réalisatrice Coline Serreau ou le peintre Hervé Di Rosa – et les figures emblématiques, à l’instar de Jules Tati, le fondateur des magasins éponymes, et ses descendants. Le président Mitterrand est passé par le kiosque de Barbès, ainsi que Jacques Chirac. Ce jour-là, le maire de Paris avait tendu la main à une vieille dame qui se trouvait là : « Elle avait Alzheimer, elle m’a demandé, c’est qui, lui ? »
Calme barbésien
Il jette un regard mélangé sur l’évolution présente de la Goutte d’or. Certes, il est désolé « de la misère humaine » croissante – en Syrie, au Maghreb ou ailleurs – et de l’écho qu’elle trouve dans le quartier : « Les Roumains sont amenés par la misère, ils arrivent sans argent et on ne les prend pas en charge, même si certains s’enrichissent au profit des autres ». Mais il se félicite « qu’ici, il n’y ait pas de racisme entre les Arabes, les Noirs et les Juifs », même si, durant la guerre du Golfe, il a connu des tensions : « J’ai parlé aux jeunes, certains étaient influencés par l’islamisme, je les ai calmés ». Il fait l’éloge de Myriam El Khomri, chargée des questions de sécurité à la mairie de Paris : « Elle a pris les choses en main pour mobiliser les policiers, ça fait une différence sur le terrain ».
Non que le quartier soit dangereux – « Les bagarres sont très rares » – mais Jean-Michel regrette l’animation du carrefour à l’époque des grandes brasseries comme le Dupont Barbès ou le Rousseau : « Il n’y a plus de bon restau dans le quartier, or les touristes, ce qu’ils veulent, c’est manger un bon steak. En outre, les cafés, ça reste ouvert tard et ça crée de l’animation. Quand il n’y a que des commerces, le soir vous ne récupérez que la faune ». Il se réjouit donc de l’ouverture prochaine d’une brasserie au coin, sur l’ancien emplacement de Vano.
Né à l’hôpital Lariboisière, élevé rue des Islettes, grandi à la Goutte d’or, son fils Samir reconnaît de même une amélioration depuis deux ans : « Ne pas le reconnaître, ce serait cracher dans la soupe ». Ce qu’il aimerait ? « Un peu plus de calme ». Mais pas trop quand même : en somme, « un calme barbésien ».