Nous avons déjà évoqué les conteneurs à vêtements de l'entreprise d'insertion "Le Relais". D'une part, car cette entreprise engagée appartient à la sphère de l'économie sociale et solidaire qui a le vent en poupe: elle avait obtenu le Prix 2009 de l'Entrepreneur Social. D'autre part, car, outre les emplois qu'elle crée, "Le Relais" lutte contre l'exclusion et s'est développée autour d'un projet innovant apportant d'une certaine manière une solution à l'un des défis de notre société de consommation: la lutte contre le gaspillage via la collecte, le tri et la valorisation des vieux vêtements (vous pouvez regarder une vidéo illustrant la capacité d'innovation et l'impact social de "Le Relais" en cliquant ici).
Mi 2012, cette entreprise avait signé un nouvel accord avec la Ville de Paris, lui permettant de poursuivre sa collecte de textiles usagés pour une durée de 3 ans (2012-2015) avec le déploiement de 200 conteneurs sur 13 arrondissements.
Sur ce blog, nous avions alors évoqué les nouveaux conteneurs à vêtements, installés dans nos quartiers, à de nombreux emplacements. Selon le communiqué de presse diffusé à l'époque par "Le Relais", les conteneurs "nouvelle génération" respectaient "les recommandations de la Préfecture de Police" et comportaient un "dispositif anti-pillage et anti-intrusion", détail pouvant avoir son importance pour la suite.
Après avoir décrit le contexte très général, nous en venons au fait. Car nous avons en effet été les témoins d'une scène impliquant l'un de ces conteneurs-collecteurs de textiles, dans le 10e à gauche de l'entrée du Marché couvert Saint-Quentin située à l'angle de la rue de Chabrol et du boulevard Magenta.
Cette scène nous ayant choqués, nous avons, le jour même, alerté le commissaire principal du 10e, les élus de l'arrondissement et de la ville, et l'entreprise "Le Relais".
Les faits détaillés... Un dimanche matin, nous avons vu deux jeunes femmes d'Europe de l'Est (Manouches ou Roms), accompagnées d'une petite fille, se diriger vers le conteneur. Ces deux femmes ont alors positionné la petite fille, totalement recroquevillée sur elle-même, comme en boule, dans l'un des deux casiers métalliques pivotants de ce conteneur - comme sur l'image ci-dessus, où les riverains placent généralement leurs vêtements usagés dont ils souhaitent se débarrasser (les dimensions d'un tel casier sont 50 cm en longueur et 35 cm en profondeur/hauteur). Puis une fois la petite fille placée dans ce casier, les deux femmes ont fait pression sur le corps de la petite fille pour mieux le contraindre, pouvoir basculer le casier, et introduire ainsi cette enfant dans le conteneur, comme lorsqu'on jette un vêtement. Pendant cette manipulation sur la petite fille déjà peut-être trop grande pour une telle gymnastique, nous avons pu apercevoir le dos de cette enfant, marqué, avec des traces, hématomes ou ecchymoses. Manifestement, ce n'était pas la première expérience de l'enfant: elle semblait connaître son "rôle", car cette scène s'est déroulée très vite.
Vous vous demandez ce que nous avons alors fait? Rien, abasourdis, choqués que nous étions, n'en croyant pas nos yeux. Nous ne savions pas comment réagir. Que penser? Plusieurs idées ont traversées nos esprits de façon fugitive: d'une part, que leur action était guidée par leur instinct de survie, d'autre part, que ces vêtements n'avaient plus de propriétaires et qu'ils étaient donc libres, enfin, qu'une intervention de notre part serait certainement vaine...
Tout s'est passé vite. Une fois enfermée dans le conteneur, la petite fille a utilisé les casiers à bascule pour faire sortir les vêtements. Les deux femmes les récupéraient, les triaient, gardant ceux qui les intéressaient et replaçant les autres dans le conteneur. En 10 minutes, elles ont réalisé ce qu'elles étaient venues faire, rapidement, déterminées, avec chacune manifestement son rôle.
Maintes fois, a posteriori, nous nous sommes demandés ce que nous pouvions faire dans une telle situation; nous nous sommes interrogés sur la manière la plus adéquate de réagir.
C'est avec ces questions en tête et face au constat de notre impuissance que nous avons, bien plus tard, alerté le commissaire du 10e, les élus et l'entreprise "Le Relais" exploitant ce conteneur. Nous n'avons reçu aucune réponse de leur part... et en questionnant autour de nous, nous avons appris que cette pratique de détournements de vêtements usagés via l'utilisation d'enfants était en fait répandue, bien que discrète.
Notre mail aux pouvoirs publics et à l'entreprise "Le Relais" faisant part de notre stupeur et de notre désarroi face à cette scène, est-il resté lettre morte? Pas si sûr... notre témoignage — et d'autres peut-être — semble avoir eu une conséquence!
En effet, deux semaines plus tard, nous avons constaté que le conteneur comportant deux casiers (ci-dessous à gauche) avait été remplacé par un nouveau conteneur, mais ne comportant plus qu'un seul casier (à droite).
Avant notre mail: 2 casiers à bascule Après notre mail: 1 nouveau conteneur avec 1 seul casier
A part la présence d'un seul compartiment à bascule, au lieu de deux côte à côte, qu'est-ce qui a changé? Rien, les dimensions du casier sont restées les mêmes: une profondeur de 35 cm, une largeur de 50 cm et une hauteur pour l'ouverture de 35 cm.
Nous ne pensons donc pas que les caractéristiques de ce nouveau compartiment puisse empêcher toute nouvelle intrusion: la petite fille, que nous avions vue, avait pu pénétrer en se recroquevillant dans un seul casier; or dans le nouveau conteneur mono-compartiment, les dimensions de l'ouverture et du casier sont restées identiques... Un remplacement de conteneur inutile, qui n'empêchera pas ces pratiques ? Nous en sommes convaincus!
Et quand bien même les caractéristiques du casier de ce conteneur auraient été modifiées, cela ne mettrait pas un terme à l'utilisation des enfants pour de tels actes, susceptibles de les mettre en danger, au vu des marques que la petite fille portait dans son dos. Dans cette histoire, nous ne sommes même pas certains que cette enfant, qui s'est laissée enfermer dans le conteneur, avait un lien de parenté avec les deux jeunes femmes.
Plus généralement, cette triste anecdote met à nouveau en exergue la nécessité de protéger les mineurs victimes d'exploitation par certains réseaux, qui vont jusqu'à pratiquer la traite d'êtres humains. Car il est désormais de notoriété publique que certains réseaux récupèrent les mineurs, les exploitent et les contraignent à commettre des actes de délinquance. Dans ces cas, les enfants sont alors considérés comme des biens marchands, pouvant être "prêtés" moyennant finance, avec un prix fixé en fonction de leur "savoir-faire".
Le sujet est complexe; beaucoup de choses ont été dites récemment sur ce sujet, notamment la nécessité d'un renforcement des partenariats entre police, justice, associations spécialisées, protection de l'enfance et institutions des pays d'origine pour la protection de ces mineurs. Et ce, sans oublier bien évidemment les moyens à mettre en œuvre pour arrêter les membres des réseaux exploitant ces enfants...
Outre l'enfant, nous devrions aussi évoquer le cas des deux jeunes femmes l'accompagnant, prises dans les rouages de la misère, peut-être de la survie, ou même de réseaux les obligeant à organiser ces collectes.
En bref, une scène dont nous avons été les témoins, a priori anecdotique... mais qui nous conduit sur le sujet social de la vulnérabilité des enfants et des mineurs étrangers venant d'Europe de l'Est, accrue dans le contexte d'une absence de scolarisation!