C'est un centenaire aux multiples commémorations qui nous rapproche toutefois de notre quartier : se souvenir que Jean Jaurès a été assassiné le 31 juillet 1914 alors qu'il dîne au café du Croissant, rue Montmartre (2e), à deux pas du siège de son journal, L'Humanité, par Raoul Villain. C'était trois jours avant le début de la Première Guerre Mondiale.
L'année Jaurès bat son plein ! Le grand homme est à juste titre célébré sous différentes formes. Faut-il y voir en creux le désert d'idées politiques et le manque de personnalités de cette envergure à notre époque ? Il n'est pas déraisonnable de le penser.
Un autre aspect des choses peut aussi être constaté : l'absence totale de contradicteurs aux idées de Jaurès. La récupération politique ou plutôt politicienne, même la plus étonnante voire la plus intellectuellement malhonnête comme celle opérée par Nicolas Sarkozy en son temps, va bon train mais point de détracteurs de la pensée de Jaurès en cette année anniversaire, enfin point d'expression de cette opposition parmi les intellectuels.
Il nous faut donc remonter au temps de Jaurès, c'est-à-dire dans les toutes premières années du XXe siècle pour trouver un contradicteur de la pointure de Jean Jaurès en la personne de Charles Péguy.
Jaurès est passé à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm quelques années avant Péguy. C'est leur combat commun en faveur du Capitaine Dreyfus qui a permis leur rencontre et la naissance de relations amicales dans les dernières années du XIXe siècle. Socialistes tous les deux, animés par une quête de justice sociale commune, les deux hommes ont beaucoup échangé leurs idées, notamment au cours des longues promenades qu'ils faisaient à pied entre Paris et Puteaux.
Les choses se sont gâtées à la fin de l'affaire Dreyfus. Jaurès n'en tire pas les conclusions politiques que Péguy attendait, à savoir une nouvelle façon de faire de la politique, près du peuple, pour le peuple. Jaurès joue le jeu du "radicalisme" républicain parlementaire (montée en puissance du Parti Radical) et de son avatar le "Combisme", politique suivie par le fameux Petit Père Combes, père de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat en 1905, opportuniste pour certains, sans souffle pour Péguy. Le retour de Péguy au catholicisme dans ces années-là n'arrange pas les choses et la rupture est vite consommée entre les deux hommes.
Socialiste, patriote et profondément croyant, Charles Péguy a écrit des lignes très sévères et en vérité injustes sur Jean Jaurès. C'est dans L'Argent publié dans les Cahiers de la quinzaine en 1913 que l'on trouve le plus dur. Qu'on en juge.
"Je ne veux point revenir ici sur ce nom de Jaurès. L'homme qui représente en France la politique impériale allemande est tombé au-dessous du mépris qui puisse s'adresser le plus bas. Ce représentant en France de la politique imperialiste allemande, capitaliste allemande, et particulièrement coloniale allemande est tombé dans un mépris universel. Ce traitre par essence a pu trahir une première fois le socialisme au profit des partis bourgeois. Il a pu trahir une deuxième fois le dreyfusisme au profit de la raison d'Etat. Et à quels autres profits. Il a pu trahir ces deux mystiques au profit de ces deux politiques. Il a essayé de trahir une troisième fois. Il a essayé de trahir la France même au profit de la politique allemande. Et de la politique allemande la plus bourgeoise. Il a ici rencontré une résistance qui doit l'avertir de ce qui l'attend dans le honteux couronnement de sa carrière et que tant de turpitudes ne trouveront peut-être pas toujours une égale réussite. "
Même si ces lignes sont certainement dictées par le ressentiment de Péguy vis-à-vis de Jaurès, elles n'en sont pas moins terribles. Voir dans le pacifisme de Jaurès à l'orée de la Grande Guerre un soutien à l'Allemagne est une erreur manifeste.
A propos des socialistes, Charles Péguy n'est pas plus tendre.
"On ne saurait trop le redire. Tout ce monde-là est jauressiste. C'est-à-dire au fond tout ce monde-là est radical. C'est-à-dire bourgeois. C'est partout la même démagogie ; et c'est partout la même viduité ; l'une portant l'autre ; l'autre reportant l'une. Cette pauvreté de pensée, peut-être unique dans l'histoire du monde, ce manque de coeur qui est en politique la marque propre du parti radical a dans un commun jauressisme gagné tout le parti socialiste politique et de proche en proche le parti syndicaliste. Tout ce monde-là est au fond du monde radical. Même indigence, même lamentable pauvreté de pensée. Même manque de coeur. Même manque de race. Même manque de peuple. Même manque de travail. Même manque d'outil. "
Pour en savoir plus sur Charles Peguy, il faut lire la biographie écrite par Arnaud Teyssier (édition Tempus) et écouter les quatre émissions que Les Nouveaux Chemins de la Connaissance sur France Culture lui a consacré en mai dernier.
Pour Jean Jaurès, il faut se reporter à la magnifique biographie que lui consacrent Gilles Candar et Vincent Duclert (edition Fayard) parue ce printemps, visiter l'exposition Jaures aux Archives Nationales et aussi lire les travaux de Madeleine Reberioux sur Jaurès dans le Tarn.
Commentaires
Merci pour cette critique de Charles Péguy, à contrecourant du mouvement général qui touche actuellement et indéniablement tous les politiciens, bien qu'elle nous donne l'image d'un critique empreint de ressentiment à l'égard de Jaurès.
Tout le monde devient ou se veut jauressien, pour preuve cet interview dimanche dernier de Jean-Luc Mélenchon:
http://www.lejdd.fr/Politique/Melenchon-Jaures-reviens-Ils-ont-change-de-camp-677766
Quelques extraits (rassurez-vous, sans trop faire dans la politique dans les pages de ce blog) pour montrer comment décrier ceux qui se réclament de Jaurès, en faisant mine de revenir aux sources, en faisant appel à Jaurès, en se l'appropriant, encore et encore:
" Jaurès! Ils n'ont plus que ce nom à la bouche!
[...]
Faire parler les morts pour endormir les vivants. L'arnaque! Jaurès aurait plutôt affronté [ X ] comme il avait affronté son modèle, Georges Clemenceau, quand il fallait soutenir les travailleurs face à la répression.
Une chose est sûre. Jaurès n'était pas un gentil garçon. Il ne cherchait pas l'estime des mous. Vous imaginez [ Y ] capable de dire comme lui à propos de la Révolution française : « Je ne veux pas faire à tous ces combattants qui m'interpellent une réponse évasive, hypocrite et poltronne. Je leur dis : "Ici, sous ce soleil de juin 1793 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c'est à côté de lui que je vais m'asseoir aux jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu'il a à ce moment toute l'ampleur de la Révolution" ».
[...]
Jean Jaurès n'était non plus pas l'innoffensif « réformiste » que décrit [ X ] pour mieux le couper de l'aspiration révolutionnaire. Fausse route. Jaurès n'opposait pas les deux, loin de là. Son discours de 1900 sur « les deux méthodes » le dit avec clarté. Jaurès voulait faire « dans la réforme, oeuvre œuvre commençante de révolution ; car je ne suis pas un modéré, je suis avec vous un révolutionnaire ».
Contrairement à [ Z ] qui n'a « jamais cru » à la lutte des classes, Jean Jaurès l'identifiait : « Entre les deux classes, entre les deux groupes d'intérêts, c'est une lutte incessante du salarié, qui veut élever son salaire, et du capitaliste, qui veut le réduire ; du salarié, qui veut affirmer sa liberté, et du capitaliste qui veut le tenir dans la dépendance. »
Jaurès n'était pas un apôtre de la moralisation du capitalisme... Il prônait tout autre chose! Nationalisations, coopératives, mutuelles… Jaurès laissait le soin aux travailleurs de définir la forme concrète que devrait prendre la propriété collective. Mais il en défendait fermement le principe, « l'avènement d'un ordre nouveau dans lequel la propriété, cessant d'être monopoleuse, cessant d'être particulière et privée, deviendra sociale, afin que tous les producteurs associés participent à la fois à la direction du travail et au fruit du travail ».
La presse jouait l'exploitation des peurs pour exciter contre les « terroristes » de son temps? Il voit le dégât si actuel : « À un peuple ainsi affolé, ainsi abêti par la peur, toute foi en la race humaine et en l'avenir n'apparaît que comme une dangereuse chimère, comme une meurtrière illusion. Il ne comprend même plus que le progrès est la condition de l'ordre. »
Quand [ Y ] abdique le pouvoir des Français dans les mains des androïdes de la Commission européenne, Jaurès lui tire l'oreille : « Partout en Europe la lutte est engagée entre les oligarchies et la démocratie politique et sociale. »
Quand il voit que [ Y ] leur a aussi cédé le pouvoir budgétaire du pays, il tonne : « La démocratie politique s'exprime en une idée centrale ou mieux encore en une idée unique : la souveraineté politique du peuple. »
[...]
Déjà caricaturé en bête furieuse, parfois une torche incendiaire à la main, toujours une bouteille de vin dans la poche, ou décrit comme un agent de l'étranger, il lui faut tout subir. Un député de droite monte même à la tribune et le frappe tandis qu'il parle. Parfois le cœur saigne : « Je n'en peux plus. Depuis quelque temps, je les sens tous là, prêts à m'insulter dans ma femme ou dans ma fille. Je reçois des lettres d'ordures. Je sens grimper les limaces. Je me sens couvrir de crachats. » Mais l'espoir est indéracinable : « Nous savons par une expérience qui s'appelle la Révolution française qu'il ne faut jamais désespérer et qu'un jour ou l'autre, dans notre pays de France, la grandeur des événements répond à la grandeur de la pensée! » Jaurès, reviens! Ils ont changé de camp! "
Y-a-t-il une pensée politique en dehors de celle de Jaurès? Jaurès! Encore et encore... Personne ne semble plus critiquer Jaurès! Oui vraiment, cette vision de Charles Péguy et sa critique de Jaurès apportent une note différente, voire une certaine fraîcheur, dans la chaleur de l'été et cette torpeur conformiste aux idées atones et bien mornes... même si on peut assurément ne pas partager les idées d'un Péguy devenu catholique, mystique et rejetant la modernité!